Lettre d'un inconnu : un autre regard sur le cancer.
Secoué à la lecture d'un email de Baptiste, 20 ans, ami d'Arielle, touché par le cancer à l'âge de 16 ans, je me permets de vous faire partager son regard sur la maladie, différent du mien, mais complémentaire. Voici le texte intégral.
"Il n'y a que les ressemblances qui rassurent. Les mois, les semaines, les saisons, les années se ressemblent. À la même heure on arrive ; à la même on déjeune ; à la même heure on s'en va ; cela de vingt à soixante ans. Quatre accidents seulement font date dans nos vies : la naissance, l'union, la mort de son père et puis celle de sa mère. Pour nous, il faut rajouter le cancer.
Je ne te connais pas et c'est préférable. Que ferions-nous si nous nous connaissions ? De toute façon, à travers les yeux des gens qui nous sont proches, c'est souvent un inconnu qu'il regarde et quand on est malade, s'épuiser à savoir qui sont vraiment ces personnes ne doit pas être une priorité. Il n'est pas nécessaire de gaspiller tes forces pour moi, je reste un inconnu pour toi et l'on s'en portera mieux.
Heureusement les tumeurs ne sont pas les seules choses que nous avons en commun : il y a aussi Arielle. À croire que pour faire partie de ses amis, deux qualités sont requises : être cancéreux et homosexuel. Me parlant de toi de façon assez liminaire, l'idée de t'écrire ne s'en est faite que plus grande. Sûrement un instinct grégaire refoulé. Tu dois te dire que je suis névrosé, tu n'as pas tort (c'est ce qu'Arielle dit de moi, sauf qu'elle ajoute le qualificatif "petit"). Il faudrait que je lui dise qu'il y a des lustres que c'est au contact des hommes que j'ai perdu toute la fraîcheur de mes névroses.
Je ne sais trop comment te dire qui je suis. Je suis entré dans ma vie comme on se trompe de porte. Je sais aussi que peu de gens se trouvant à ma place supporteraient d'être moi. J'avance seul, c'est pour cela que j'arrive toujours le premier. Mes lignes d'arrivée, j'ai mainmise dessus. La dernière, je l'ai franchie lorsque l'on m'a dit que mon corps était en rémission complète persistante. Toi et les autres allez me dire que je n'étais pas tout seul, qu'ils y avaient les braves toubibs, les gentilles infirmières et ma chère famille. Mais bon, pour moi c'est comme en Formule 1, l'équipe est derrière le pilote mais c'est lui seul qui gagne. Et puis, quand on y pense, les médecins, ce sont des garagistes...
Je suis un dégénéré (chose peu originale pour un rescapé du cancer). Malade, j'ai méprisé les autres tant que j'ai pu, peut-être à cause d'une étude personnelle trop prolongée. C'est vrai que paradoxalement la maladie rajoute du temps à ta vie et il faut bien le foutre quelque part ou du moins l'utiliser. Je sais aussi qu'un jour il faudra le rendre. Ensuite, il paraît que je suis devenu égoïste, même si je criais partout que les personnes vraiment égocentriques étaient celles qui ne pensaient pas moi. J'ai essayé au mieux de faire mon autocritique, d'arrêter de prendre la raie de mon trou du cul comme ligne équatoriale de l'origine de l'humanité mais je n'y suis pas arrivé... Maintenant je suis à la fois tout et rien dans la même seconde. La maladie n'a fait qu'inter changer mes défauts.
Je ne suis pas des plus légitimes pour parler de la mort. Au début je pensais que c'était une maladie de mon imagination. Puis j'ai compris qu'elle avait un ami collabo dont personne n'osait parler : le cancer. Putain, qu'il s'est amusé en pédiatrie ! Tous ces gamins qui discutaient avec, sans même se douter que c'était lui qui allait les pousser par-dessus bord ! Certains d'entre eux ont survécu, mais pas assez de bouées pour tous les sauver. Évidemment j'ai agrippé la première qu'on m'a lancé. Par acquit de conscience j'ai fait le voyage jusqu'en enfer, puis une fois là-bas, on m'a dit qu'on ne viens pas ici juste pour allumer sa cigarette. Il m'a donc fallu revenir parmi vous.
C'est la jalousie qui me fait t'écrire. Ton bouquin va sortir et j'ai pu comprendre qu'il devrait être plus poilant que l'hypothétique livre dont ma cervelle n'a pu accoucher. Le mien, c'est comme si on avait balancé à fond le Requiem de Mozart dans un service de gériatrie. Mais je rassure les vieux dans les hôpitaux, mon livre je l'ai commencé mais jamais terminé. Amadeus non plus n'a pas achevé sa dernière oeuvre. Ècrire, c'est rentrer en soi, effort dont je suis cellulairement incapable. Même armé jusqu'aux dents, je n'y arrive pas, je suis trop fort pour moi ! Je reste alors au bord de moi-même, à l'intérieur, il y fait bien trop sombre.
Ce mail me fou la nausée. Effet secondaire d'une chimio qui me colle à la peau du coeur ; je viens pratiquement de te vomir dessus, l'infirmière étant trop occupée à m'apporter son haricot en carton. T'en fais pas, mon vomis ne contient que de la peur, tout le monde devrait savoir qu'elle n'a pas d'odeur. Il n'empêche, je suis désolé.
Tu es encore malade et néanmoins j'ai l'impression que tu as trouvé la seule possibilité au bonheur : croire en ce qu'il y a de plus indestructible en toi et ne jamais renoncer à l'atteindre. Bravo ! Je me demande ce que tu fais en ce moment. T'es peut-être en aplasie. C'est dingue comme j'ai pu adorer cet état. Ce tête-à-tête avec ta conscience. On pourrait se trouver gêné face à elle, mais Socrate avait raison : "Connais-toi toi-même". Après tu comprends que vivre n'est pas un droit mais un devoir.
Je finis de t'écrire ces lignes dans le café où je les avais commencé. Auncune évolution probante de la race humaine n'est à déclarer. Elle se suffit à elle-même. Plus j'essaye d'aimer l'humanité en général, moins j'aime l'individu en particulier. Mais toi qui es-tu ?"
2 Comments:
merci et bonne route à vous deux.
Frappant. Je comprends un peu mieux...et ca me fait peur il faut dire!
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